Hôpitaux- cliniques : radiographie d'une fracture sociale

16/12/2010

Un peu partout en France, être opéré au tarif Sécu n'est plus possible. Une situation inquiétante au moment où l'Etat demande à l'hôpital de se réformer pour mieux affronter la concurrence du privé.

Nevers, préfecture de la Nièvre. Un hôpital et deux cliniques chirurgicales pour 43 000 habitants. Officiellement, entre les hospitaliers et les libéraux, l'entente est cordiale, leurs établissements sont complémentaires. En réalité, comme un peu partout en France, la compétition est acharnée. D'un côté comme de l'autre, tout est bon pour attirer les malades : susciter des articles dans la presse locale, vanter le talent de ses praticiens, lancer des piques contre la concurrence, tout faire pour étendre sa zone d'influence. Ainsi, quand l'une des cliniques a signé un partenariat avec le petit hôpital de Decize, à 35 kilomètres de là, celui de Nevers a fait des pieds et des mains pour s'inviter dans la partie. Sans succès. Du coup, sa direction n'a plus qu'une idée en tête : monter une coopération avec un autre établissement du département.

Clochemerle ? Sans doute. Sauf que ce scénario se répète aujourd'hui pour la plupart des hôpitaux français, où un vocabulaire nouveau fait son apparition : « parts de marché », « marketing », « concurrence »... C'est l'un des effets du plan Hôpital 2007, qui a révolutionné le financement des établissements publics : au lieu d'être reconduits d'une année sur l'autre, les budgets sont attribués de plus en plus largement en fonction de l'activité réelle. Comme les cliniques, dont les recettes ont toujours été fonction du nombre de malades traités, les hôpitaux doivent désormais partir à la conquête des patients. Et donc, bien souvent, marcher sur les plates-bandes du privé.

Au cœur de cette bataille, la chirurgie. Considérée comme l'activité la plus « rentable », c'est aussi celle sur laquelle les cliniques ont poussé leur avantage le plus loin. « Depuis les années 70, nos établissements n'ont cessé de prendre de l'importance. Aujourd'hui, ils réalisent près de 60 % de toute l'activité chirurgicale française », se félicite Jean-Loup Durousset, le président de la Fédération de l'hospitalisation privée (FHP). Encore ne s'agit-il que d'une moyenne : à Perpignan, à Montauban ou à Chalon-sur-Saône, les cliniques opèrent 85 % des malades. A Carpentras, à Châteaubriant ou à Saint-Amand-Montrond, les hôpitaux ont carrément abdiqué, laissant toute la chirurgie au privé. Dans les grandes agglomérations, les prestigieux centres hospitaliers universitaires (CHU) sont eux aussi bousculés. « Nous commençons même à être concurrencés sur nos activités de pointe », frémit Paul Castel, le représentant des CHU. Un phénomène qui, au dire des hospitaliers, touche peu à peu d'autres spécialités, comme la radiologie ou la cancérologie...

Le combat serait-il perdu d'avance ? Il faut dire que les établissements publics, débordés par les urgences, sont plombés par la difficulté qu'ils ont à recruter des médecins et par un carcan administratif que certains rêvent d'alléger : « C'est comme si on nous demandait de courir un 100 mètres avec des boulets aux pieds », enrage Philippe El Saïr, le président du Syndicat national des cadres hospitaliers. En décembre, Gérard Larcher, chargé d'une mission sur l'hôpital par Nicolas Sarkozy, a donné l'alarme. Ses propositions de réformes, attendues pour le début d'avril, visent à stopper l'hémorragie. Car si la présence des acteurs privés offre des avantages évidents (liberté de choix pour les patients, émulation entre les deux secteurs...), le déséquilibre actuel commence à poser problème - et pas seulement aux hospitaliers, inquiets pour leurs finances.

Retour à Nevers. Ici, l'hôpital n'assure plus que 39 % des opérations, et a dû abandonner la chirurgie urologique. Cette spécialité est désormais assurée par le privé. Le hic ? Comme 82 % des chirurgiens libéraux, les deux urologues qui exercent à la clinique sont en secteur 2, c'est-à-dire qu'ils peuvent fixer librement leurs tarifs. « Ils s'adaptent aux moyens de leurs patients », nous assure Bruno Desmarquoy, le directeur de la Polyclinique du Val de Loire. Soit. Mais, pour se faire soigner, les Neversois atteints d'une affection de la prostate ont le « choix » entre s'adresser à des médecins susceptibles de leur demander des dépassements d'honoraires non remboursés par la Sécurité sociale ou parcourir plusieurs dizaines de kilomètres.

La situation, malheureusement, n'a rien d'exceptionnel. Notre enquête exclusive le révèle : de tels « monopoles », qui mettent en cause le principe fondamental de l'égalité dans l'accès aux soins, existent dans de nombreuses villes. Les hôpitaux de Sens et d'Auxerre (les deux principales villes de l'Yonne) n'opèrent plus de la cataracte, et, dans les cliniques, tous les ophtalmologues sont à honoraires libres. A Royan ou à Cognac, les centres hospitaliers ont fermé leurs blocs et transféré leur activité aux libéraux, qui, pour certaines spécialités, sont tous en secteur 2. Les responsables de plusieurs agences régionales de l'hospitalisation (ARH) nous l'ont confirmé : même dans ce cas, ils n'ont pas les moyens juridiques d'encadrer les tarifs des praticiens. Tout juste peuvent-ils leur demander de ne pas appliquer de dépassement en situation d'urgence - ce qui ne couvre pas tous les actes. Ou tenter d'obtenir, en négociant, qu'ils réalisent une part de leur activité au tarif dit « opposable » (c'est-à-dire fixé par la Sécurité sociale et remboursé en totalité au patient). Ce qui n'a rien d'évident, car si les ARH ont une autorité sur les cliniques, elles n'en ont aucune sur les libéraux qui y exercent...

« C'est un faux problème : aucun praticien ne demande systématiquement de compléments d'honoraires ! » tonne Philippe Cuq, le président de l'Union des chirurgiens de France. Mais il est aussi le premier à reconnaître que, entre la hausse des charges et le faible niveau des tarifs opposables, ses collègues ont de bonnes raisons de facturer des « compléments ».

De fait, selon les chiffres que nous nous sommes procurés, les chirurgiens libéraux dépasseraient en moyenne les tarifs de la Sécu pour les deux tiers de leur activité (opérations et consultations). Et quand ils sont en situation de monopole ? Seule l'assurance-maladie le sait, et elle ne veut rien en dire. Mais dans son dernier rapport, la Cour des comptes donne des indices : « Plus la part de médecins en secteur 2 dans un département est importante, plus le taux de dépassement est élevé. » Ces compléments, en tout cas, sont loin d'être négligeables : 100 euros l'opération du ménisque, 180 euros pour le pouce, 225 euros pour une intervention sur la prostate, plus de 450 euros pour une prothèse de hanche...

Pour autant, même quand il existe une offre de chirurgie publique, les patients ne sont pas à l'abri de ces dépassements. Une petite partie des praticiens hospitaliers sont en effet autorisés à mener une activité libérale à l'hôpital, ce qui réduit d'autant l'offre à tarif opposable. « Et quand l'hôpital ou les praticiens de secteur 1 ne peuvent répondre à la demande, il y a un effet d'entonnoir. Soit les malades peuvent payer, et ils sont traités rapidement, soit ils attendent », souligne Nicolas Brun, spécialiste des questions de santé à l'Union nationale des associations familiales et membre de la commission Larcher.

Et il n'y a pas que les dépassements d'honoraires ! Le déséquilibre de l'offre entre public et privé complique aussi l'organisation de la permanence des soins. Parfois, des accords peuvent être mis en place entre hôpitaux et cliniques, mais pas toujours. Jean-Claude Pozzo di Borgo, directeur de l'hôpital d'Aix-en-Provence, en sait quelque chose : « Pendant longtemps, je n'ai eu que deux ophtalmologues, ce qui ne me permettait pas d'organiser des astreintes trois cent soixante-cinq jours par an. Pourtant, aucun des 20 spécialistes de l'agglomération exerçant dans le secteur libéral n'acceptait de participer à la permanence », raconte-t-il. Mi-2007, l'ARH a fini par l'autoriser à recruter un nouveau praticien, mais celui-ci n'est toujours pas arrivé...

Les remèdes à tous ces problèmes sont pourtant connus. Parmi les idées actuellement en débat, on trouve quelques garde-fous pour encadrer davantage les pratiques du privé. « Sur la permanence des soins, des décrets étaient en préparation il y a un an ou deux pour obliger les libérauxà participer au système de garde, mais ils ne sont jamais sortis », regrette le Pr Henri Guidicelli, rapporteur au Conseil national de la chirurgie. Quant aux dépassements d'honoraires, le député UMP Yves Bur avait trouvé une solution simple : les restreindre quand les praticiens sont en situation de monopole. Une idée suggérée avant lui par l'Inspection générale des affaires sociales et par la Fédération de l'hospitalisation privée elle-même. L'amendement que ce spécialiste de l'assurance-maladie avait tenté de faire voter fin 2007 a été retoqué. La proposition fait toutefois son chemin chez les membres de la commission Larcher ainsi que chez les experts chargés de définir les contours des futures agences régionales de santé.

L'hôpital doit par ailleurs se remettre en question. En développant la chirurgie ambulatoire - une pratique plébiscitée par les patients, car elle permet de retourner à son domicile le jour même de l'opération, mais longtemps délaissée par les hospitaliers. En sortant de sa tour d'ivoire et en s'intéressant aux médecins généralistes. « Ce sont eux qui orientent les patients vers une structure ou vers une autre. Dans les cliniques, les chirurgiens ont les numéros de portable des médecins du coin, ils sont en contact régulier avec eux. Nous devons faire la même chose », souligne Gérard Vincent, le délégué général de la Fédération hospitalière de France, qui s'apprête à diffuser auprès des praticiens un guide des relations hôpital-médecine de ville. Enfin, le service public devra gagner en efficacité. Pour économiser l'argent des contribuables, mais aussi pour stopper la fuite des praticiens vers le privé. « Ce qui fait vibrer un chirurgien, c'est d'opérer. Moi, je ne peux m'occuper que d'un ou deux patients par jour. Pas par manque de malades, mais simplement du fait de la mauvaise organisation de l'hôpital », lâche Mathieu, un jeune praticien qui se demande « ce qui le retient encore dans le public ».

Certainement pas l'argent, en tout cas : les rémunérations des chirurgiens hospitaliers sont inférieures de 30 % à celles de leurs confrères du privé. Philippe Vigouroux, le patron du CHU de Limoges, peut en témoigner. En deux ans, il a vu cinq de ses praticiens expérimentés passer à la concurrence. « Jusqu'ici, à la fin de leurs études, les jeunes médecins choisissaient d'aller dans le public ou dans le privé, puis ils y faisaient leur carrière », note celui qui chouchoute désormais ses internes et ne cesse de leur vanter les mérites de l'hôpital. Dans les établissements de plus petite taille, la situation est encore pire. « C'est un cercle vicieux. Quand l'activité d'un centre hospitalier est faible, cela signifie souvent que la majorité des patients ne viennent que pour des urgences. Difficile alors d'attirer les praticiens, d'autant qu'ils savent que les équipes sont réduites et les gardes, nombreuses », explique Didier Guidoni, consultant à Ineum.

La balle est maintenant dans le camp des politiques. Roselyne Bachelot, la ministre de la Santé, a sur son bureau un rapport de trois chirurgiens (Guy Vallancien, Philippe Cuq et François Aubart), qui préconise d'harmoniser les modes de rémunération du public et du privé. Parmi leurs propositions : instaurer pour tous les médecins, hospitaliers et libéraux, une part de rémunération forfaitaire qui couvrirait des « missions d'intérêt général » et une part de rémunération à l'acte, pour les soins. « Dans le privé, plus les chirurgiens travaillent, plus ils gagnent d'argent. Dans le public, ils ont le même salaire quel que soit le nombre de patients opérés. Cela n'est plus tenable, d'autant que les recettes des hôpitaux dépendent maintenant de leur activité », souligne François Aubart.

Certains vont plus loin, en évoquant une évolution du statut de l'hôpital, pour lui donner les souplesses du privé. Polémique garantie... Nicolas Sarkozy, en installant la commission Larcher, a fixé de grandes ambitions : donner, et vite, de l'autonomie aux établissements et du pouvoir à leurs patrons.

Une chose est sûre, les réformes hospitalières n'en sont qu'à leurs balbutiements.

Stéphanie Benz -  01/03/2008  - L'Expansion

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